Journaliste et Historien, Christophe Assogba est aussi un essayiste qui a souvent intéressé à la situation socio-politique du Bénin. Il est l’auteur entre autre de : « Presse béninoise : l’échoppe de la mafia », paru en 2009 aux éditions du Flamboyant. Vivant actuellement en France où il prépare un doctorat en archéologie, ce Béninois de l’extérieur, soucieux du développement de sa terre natale, dresse à l’occasion de la célébration des 60 ans du pays, un bilan peu glorieux de la gestion des affaires publiques tout en proposant des perspectives. Entretien.
Le Progrès : 60 ans d’indépendance, quel bilan peut-on dresser au plan politique ?
Christophe Assogba : Parler d’indépendance du Bénin, c’est un abus de langage. On parlera plutôt d’une indépendance-dépendance car le pays n’a pas la maîtrise de sa monnaie, de son éducation, de sa politique sanitaire, de son orientation économique, de sa production agricole extravertie du fait du Pacte colonial. Le pays n’a toujours pas en main tous les leviers pour affirmer son indépendance, tous les leviers d’un pays dit indépendant. Sur le plan purement politique, le pays depuis 1960 vit au rythme des crises politiques récurrentes qui heureusement jusque-là n’ont pas encore débouché sur une guerre civile comme dans certains pays de la sous-région (Côte-d’Ivoire, Congo, Libéria, etc.). Les différentes crises politiques sont liées à la boulimie du pouvoir politique ou d’Etat. Les générations de dirigeants politiques qui ont animé et qui animent encore la vie politique ont un appétit vorace pour le pouvoir. Résultat : ils n’arrivent pas à s’entendre sur la gestion de la marmite politique puisque dans leur subconscient, le pays est une marmite dans laquelle il y a de la viande à se partager. Du coup, les intrigues politiques débouchent sur des tensions politiques voire des affrontements politiques très rudes à l’occasion des joutes électorales. Ce goût effréné pour le pouvoir et pour l’accaparement égoïste des ressources de l’Etat est un legs de la période coloniale. De 1960 à 1972 c’est-à-dire aux lendemains de la reconnaissance du pays comme un Etat souverain au sein du concert des Nations, nous avons donc assisté à des séries de crises politiques qui ont débouché sur de nombreux coups d’Etat militaires au point que le pays était considéré comme l’enfant malade de l’Afrique. Dans la première décennie de 1960, pas moins d’une dizaine de coups d’Etat militaires enregistrés dans le pays. Le partage du pouvoir était devenu si difficile entre les dirigeants politiques qui se disaient soucieux du progrès social du peuple dahoméen que le pays a dû expérimenter une présidence tournante entre les premiers leaders politiques des années 1960 à savoir Hubert Maga, Sourou Migan Apithy et Ahonmadégbé. Ce triumvirat a finalement été balayé par un coup d’Etat militaire le 26 octobre 1972. Le chef de la junte militaire, le commandant Mathieu Kérékou qui a terminé sous le grade de Général avant la fin de sa vie, instaura à partir de 1975, un régime rigoriste de parti unique, le Prpb avec pour idéologie politique le socialisme dans sa version marxiste-leniniste. Borné par les idées marxistes-léninistes, pressuré par les puissances impérialistes avec la complicité de quelques béninois en exil, le Prpb de Mathieu Kérékou conduit le pays à la faillite totale qui eut recours à une perfusion financière des institutions de Brettons Woods, le fameux Programme d’Ajustement structurel (PAS). La ruine de l’Etat amène Mathieu Kérékou et les thuriféraires du régime du Prpb sous la pression des syndicats, du Parti communiste du Bénin, des intellectuels qui ont trouvé refuge à l’extérieur et des masses populaires laborieuses à convoquer une conférence nationale des forces vives en février 1990 à l’issue desquelles le pays changea d’orientation politique en abandonnant le marxisme-léninisme pour la démocratie pluraliste avec une nouvelle Loi fondamentale. Cette historique conférence des forces vives de la Nation de février 1990 qui fit des émules un peu partout en Afrique avec des fortunes diverses fait souffler depuis 1990 un vent de démocratie dans le pays avec son cortège de crises politiques toujours consécutives à la gestion et au partage des rentes du pouvoir. 60 ans après, au plan politique, le pays est toujours en crise, divisé plus que jamais. La machine politique est paralysée par des querelles de pouvoir. Les dirigeants politiques ne s’entendent pas et répètent les mêmes comportements au gré des intérêts personnels et égoïstes et non de l’intérêt général lorsqu’ils passent d’un pouvoir ou régime à l’autre ou d’un camp politique à un autre c’est-à-dire entre ce qu’on appelle la mouvance et l’opposition. Si pendant la période de transition et le quinquennat sous le pouvoir de Nicéphore Soglo entre 1990 et 1996, les tumultes politiques ont été moins exacerbés, avec le retour de Mathieu Kérékou au pouvoir à partir de 1996, la politique politicienne, la ‘’béninoiserie’’ a étendu ses tentacule dans l’arène politique, plombant la gouvernance politique du pays. Aujourd’hui, 30 ans après la Conférence nationale de 1990, le Bénin qui était considéré comme le laboratoire de la démocratie en Afrique, est devenu un mauvais élève au point d’être la risée de tous ceux qui l’enviaient. On ne note pas aujourd’hui une avancée significative mais une régression du système politique.
Au-delà de la stabilité politique qui règne aujourd’hui, de quoi peut-on se réjouir comme acquis dans l’histoire politique du Bénin ?
La stabilité du pays est précaire et reste encore à construire. Vous savez, dans les années 1960, le Bénin était pratiquement au même niveau de progrès social que les dragons de l’Asie. Aujourd’hui faites vous-même la comparaison. Il n’y a pas comparaison de mon humble avis. Aujourd’hui, ce qu’on peut mettre à l’actif du Bénin en termes d’acquis tout au long de son histoire politique tumultueuse et qui doit réjouir et devait concourir à sortir des micro-nationalités pour construire une Nation véritable, c’est la tentative désespérée d’instrumentalisation politique de la fibre ethnique dans le pays.
La jeunesse béninoise dans l’animation de la vie politique d’hier à aujourd’hui, qu’est ce qui a changé ?
L’animation de la vie politique est galvaudée aujourd’hui. Rien qu’à observer le comportement de la jeunesse aujourd’hui, vous comprendrez que la boussole politique tourne à l’envers. Ce qui a véritablement changé et c’est déplorable, c’est le manque criard de conviction politique aujourd’hui des jeunes. Au fil des années, la politique s’appréhende comme un tremplin pour gagner rapidement sa vie, pour gagner facilement de l’argent et le militantisme politique a totalement déserté le forum. Cette observation vaut bien pour la jeunesse que pour les vieux briscards de la politique. La jeunesse ne comprend plus que quand on décide de faire la politique, de militer dans un parti politique, c’est pour servir et non pour s’enrichir. Si l’on veut s’enrichir, il faut faire le travail technique que l’on a appris ou les affaires et non la politique. Vous avez des jeunes qui en l’espace de 5 ans ou 10 ans d’engagement politique ont déjà milité dans presque tous les partis politiques qui existent dans le pays. Aujourd’hui, vous les voyez avec tel parti, demain ils sont avec l’autre obédience. La transhumance politique effrénée est devenue le leitmotiv de la jeunesse dans le but de capter les rentes du pouvoir.
Les séquences chronologiques de l’histoire politique du Bénin, n’ont-elles pas besoin d’être revues ? Autrement dit, peut-on dire que nous sommes dans une nouvelle ère politique depuis 2016 ?
L’histoire politique contemporaine du Bénin ne commence pas avec l’accession du pays à la souveraineté internationale en 1960. C’est très réducteur que de calquer l’histoire politique du pays à partir de 1960. Il ne faut pas oublier que c’est en 1894 après l’abandon de la résistance du roi Gbehanzin face aux agressions des troupes françaises que la trajectoire politique actuelle du pays a commencé. Donc les repères chronologiques que les historiens utilisent pour raconter l’histoire politique du Bénin ne constituent que des intermèdes dans l’histoire du Bénin et je l’avais mentionné dans mon livre sur le premier quinquennat du président Boni Yayi. La période allant de 1960 à 1972 a été marquée par une instabilité du pouvoir politique avec de nombreux coups d’Etat sans véritable effusion de sang. A partir de 1972 et jusqu’en 1990, un pouvoir révolutionnaire marxiste-léniniste a asphyxié le pays jusqu’à essoufflement. Les chaînes du pouvoir révolutionnaire ont été rompues en 1990 avec la Conférence nationale et depuis cette date, le Bénin est dans ce qu’on a appelé le Renouveau démocratique. Cette période de Renouveau démocratique se poursuit depuis 30 ans avec un nouveau pouvoir en 2016. Nous ne pourrons pas dire que nous sommes dans une nouvelle ère politique depuis 2016. Nous sommes toujours dans l’ère du Renouveau démocratique.
Le secteur de l’éducation, de la santé, des infrastructures routières… sont encore à terre, Après 60 ans d’indépendance. Pourquoi ?
Les secteurs sociaux que vous citez sont mal-en-point 60 ans après l’accession à la souveraineté internationale du Bénin parce qu’ils sont encore extravertis. Le système éducatif n’a véritablement pas changé depuis l’époque coloniale. Les programmes scolaires par exemple sont extravertis, archaïques, conçus de l’extérieur et ne sont pas fondés sur nos cultures mais sur les valeurs culturelles de la France. Notre système éducatif forme des citoyens dont l’esprit est enchaîné et incapable de réfléchir pour trouver les solutions à ses propres problèmes en se basant sur ses valeurs endogènes mais en attendant l’aide de l’extérieur. La preuve d’un système éducatif extraverti et sclérosé en est que nous utilisons le français comme langue officielle et dans l’enseignement depuis 1960 et cela est même inscrit dans la Constitution. Avec la chute du mur de Berlin et l’éclatement du bloc soviétique en 1990, presque tous les anciens pays de l’Union soviétique utilisent leur propre langue mais nous sommes incapables depuis six décennies d’introduire même une seule langue nationale dans notre système éducatif et cela est bien dommage.
Le système de santé est aussi à l’image du système éducatif, extraverti, vétuste, sans plateaux techniques adéquats. Un système de santé colonial, conçu pour servir de rente au système de santé de la France avec par exemple des évacuations sanitaires très coûteuses et inaccessibles à toutes les couches de la population, profitant qu’à une élite politique et intellectuelle qui sert les intérêts du Pacte colonial. Au niveau des infrastructures routières, le pays a enregistré une légère avancée avec le bitumage de plusieurs routes par les gouvernements qui se sont succédé mais il n’en demeure pas moins que c’est aussi un secteur aux mains des entreprises étrangères qui captent presque tous les marchés de travaux, donc qui servent les Intérêts étrangers ni plus ni moins.
Après 60 ans d’indépendance, le riz japonais continue d’être accueilli avec ferveur au Bénin, qu’est ce qui n’a pas marché ?
Notre agriculture demeure toujours de type colonial c’est-à-dire destinée à la satisfaction des besoins de l’extérieur. Nous produisons les cultures de rente pour satisfaire les industries des autres au détriment des cultures vivrières pour la consommation locale suffisante. Du coup, nous consommons les produits manufacturés venus de l’extérieur et fabriqués le plus souvent à partir des productions rentières. Votre constat par rapport au riz japonais n’étonne pas pour la simple raison que nous refusons de produire en quantité pour notre consommation, ce qui fait que nous importons beaucoup de produits agricoles de l’extérieur. Le Bénin dispose pourtant de trois grands pôles de développement du riz notamment Malanville et Glazoué dont le potentiel est sous-exploité. Nous avons la vallée de l’Ouémé, qui est la 2ème plus grande vallée en Afrique, après celle du Nil, qui n’est pas mise véritablement en valeur. Du coup, le manque de vision politique tue le potentiel agricole du pays. Chaque régime vient au pouvoir avec des discours qui ne sont jamais suivis d’actes ou d’actions concrètes pour inverser la tendance.
Au regard de l’évolution de la société béninoise et de l’animation de la vie politique actuelle, à quoi peut-on s’attendre d’ici environ cent ans d’indépendance ?
Tant que nous serons liés par les chaînes du Pacte colonial et que nous n’allons pas nous unir avec les autres nations africaines pour construire un Etat fédéral en Afrique basé sur le retour à nos identités culturelles, à nos valeurs endogènes, le Bénin demeura toujours un pays assisté un siècle après son accession à la souveraineté internationale. Le Bénin a encore la chance de conserver de nombreuses valeurs endogènes que certaines nations africaines ont presque complètement perdu sur l’autel de l’aliénation culturelle. Le Bénin peut profiter de cet atout pour servir de fer de lance à la réconciliation du reste du continent et se relever ensemble.
Quels sont, selon vous, les leviers sur lesquels la politique peut agir pour lancer le décollage économique du Bénin ?
Le premier levier sur lequel les dirigeants doivent agir, c’est la base culturelle sans laquelle le reste ne serait qu’illusoire. Nous ne pouvons pas continuer de réfléchir dans la langue des autres et nous en sortir. Ce n’est pas possible. L’Italien réfléchit en latin et le Britannique réfléchit en anglais tout comme le Chinois réfléchir en mandarin pour trouver des solutions à ses problèmes, s’en sortir et avancer. Nous devons aussi revenir à nos valeurs endogènes qui constituent le ciment de notre identité et de notre progrès. Ces valeurs (basées sur la solidarité, la fraternité, le respect du bien collectif, le matriarcat qui place les femmes au cœur de la direction des affaires publiques et non la pseudo promotion du genre qui caractérise nos sociétés aujourd’hui) sont immenses et constituent le ferment de notre progrès. Notre décollage dans tous les domaines dépend donc de notre capacité à trouver les solutions à nos problèmes en puisant au plus profond de nos ressources culturelles et non dans celle des autres. Toutes les sociétés puisent toujours dans leurs génies pour évoluer tout en prenant ce qu’il y a de positifs dans ceux des autres et non en abandonnant ou rejetant les leurs pour copier celui des autres.